SPLEEN XXI
- leabataille
- Jul 18, 2021
- 4 min read

Je commence ce truc sans but en écoutant Frank Ocean, car il semble que quand tout s’écroule j’aime me rappeler qu’il y à la musique, que Purple Rain existe toujours, que tout ce qui me fait vibrer existera toujours, même quand je serai partie. J’écris parce que je ne tiens plus tout ce qui sans cesse enchaîne mon esprit, parce que je ne sais plus quoi faire de toutes ces émotions qui me semblent, en vieillissant, être comme des vagues dans lesquelles je me noie. Quand tout s’écroule, je me tourne vers la musique, l’art, la littérature, car ils me rappellent pourquoi j’ai décidé de ne pas rester dans le noir. J’écris car il semble que plus rien ne soit à l’endroit. C’est 2021, on nous a enfermé à double tour, violemment, à en devenir claustro. Les règles étaient bien établies, le gouvernement nous a enchaîné, limitant nos déplacements pour vaincre un ennemi invisible contre lequel il semble impossible de gagner du terrain. Et pourtant, j’ai tout fait à l’envers. Pour la première fois de ma vie j’ai été dissidente, à mon échelle de poule mouillée. J’ai enfreint les règles, j’ai été en marge, une marge privilégiée, une marge quand même. En étant mobile quand le monde entier est resté exactement à sa place, j’ai déconfiné mon intérieur, j’ai assoupli les routines qui m’enfermaient, j'ai démantelé une discipline dont j’étais prisonnière. J’ai vu, j’ai fait, j’ai bu, j’ai ri à gorge déployée, j’ai pleuré comme une madeleine, j’ai eu mal au coeur à en avoir la nausée, j’ai poussé mes limites athlétiques à en être courbaturées pendant plusieurs jours, j’ai mangé du sucre, du pain (mais plus de viande), j’ai ouvert instagram toutes les 2 minutes parce que j’avais peur, je me suis frottée à quelqu'un d’autre, j’ai regardé le soleil droit dans les yeux, j’ai affronté ma peur des stigmates du temps qui passe en confrontant mon infini plaisir à ma quête de l’apparence parfaite, je me suis souvenue de la violente angoisse qui accompagne la joie la plus pure, j’ai consciemment choisi de ne pas être une employée modèle pour satisfaire mon oisiveté où mon plaisir immédiat. J’ai vécu tout cela dans l’intimité de mon fort intérieur, dans un double paradoxe: 1 - en étant constamment entourée, quand toute ma vie je me suis gardée sous contrôle en me forçant à l’isolement 2 - en étant constamment entourée alors que l’unité de mesure de l’humanité est devenu l’individu flanqué de son attestation entre les quatre murs de son domicile, seul. J’ai vécu tout cela de la seule manière dont je sais vivre, intensément. J’aimerais raconter une chronique de cette période, documenter mon tourment alors qu’il semble que je doive grimper une autre montagne. J’aimerais raconter ce qu’est être perdue mais s’orienter avec une étoile
D’abord il y a eu tous ces instants qui me retournent; la sensation de l’eau salée dans mon nez, les oiseaux qui volent contre le ciel rose, le feu dans mes joues après une journée au soleil. C’était beau à en crever, et j’étais terrifiée. J’étais comme nouvellement ouverte. Dans les tribulations de cette vie intense que j’avais tant souhaité, j’étais spectatrice de cet espace que je créais, en dehors des murs et dans mon corps, comme si j’avais réduit mon espace confiné aux limites entre mon épiderme et le monde extérieur. Je ne connaissais plus aucune frontière - et j’avais même créé quelques brèches dans mon cuir pour me laisser toucher.
J’avais d’ailleurs pris le risque de me laisser blesser et le pire était arrivé. J’ai senti mon estomac se tordre d’un dégoût qui m’était encore inconnu. Je suis tout de suite allé me doucher, longtemps, et j’ai lavé mes cheveux en fermant les yeux sous l’eau brûlante. Mon corps m’a ensuite fait passer un message similaire en continu, une douleur sourde dans mon estomac puis cette nausée en filigrane de tout. Trahie, souillée, sonnée, et j’avais honte de cette réaction que je pensais disproportionnée. Tous les fantômes de mon passé m’ont habité, tous ceux qui m’avaient montré à quel point j’étais insignifiante, visible seulement quand j’implorais leur attention puis plongée dans l’oubli aussitôt. Je me tenais là, les bras ballants parce que moi je ne savais pas oublier. Ils restaient dans mon corps des années durant, hantaient mes pensées et j’avais l’impression de n’avoir aucune prise sur leur pouvoir. On m’avait si souvent abandonné que je me demandais si dans ces moments d’intimité qui peuplaient mon esprit, j’avais réellement existé.
Pourtant d’un seul coup le désespoir n'était plus là. Mais il restait le cinéma, la photo, les chorées de Léo Walk, Jackson Pollock, le beurre de cacahuète, l’humour, la lumière. Pour la première fois, j’ai eu le cœur brisé, mais je ne me suis pas éteinte. Tout était léger, tout dansait. Il y avait de l’espoir, la certitude que si je pouvais être si triste, je pouvais aussi catalyser une joie infinie, celle qui touche, celle qui transporte. Il fallait ouvrir les yeux, se faire briser le coeur, se faire tabasser, revenir au front, vivre complètement, lâcher les chiens, donner sa confiance, être déçue, partir vers d’autres conquêtes, courir, respirer, crier, pleurer, laisser les autres nous aider, aimer l’aide qu’on reçoit, se souvenir (même quand il fait noir), garder les yeux ouverts quand les autres nous sortent de la pénombre. Je m’étais effondrée mais personne n’avait flanché: ils étaient restés là, une main tendue, un mouchoir prêt, une oreille attentive. On me mettait à terre, mais mon monde me relevait sans effort. La piètre qualité de ma vie amoureuse et l’ampleur des épreuves à venir ne faisait que réaffirmer la qualité de mon cercle. Et moi qui pensait ne pas savoir choisir correctement …
Tout était si différent, je n’arrivais pas à décider si je m’étais perdue, ou si je me trouvais. Comme si la vie elle-même me donnait une leçon, se jouait de mes grandes certitudes, s’efforçait à me ramener à qui j’étais au commencement. Je m’arrachais clopin clopant à des rails qui menaient à une destination qui n’avait jamais eu aucun sens pour moi. J’étais, sans vraiment m'en rendre compte, partie à la conquête de ma liberté. Pourtant incontestablement, privilégiée, représentée dans l’espace publique, malgré tout perpétuellement malheureuse, pour la première fois de ma vie, je me sentais comme dissidente avec une certitude grandissante: celle de la portée politique de mon exploration et de son impact sur ceux qui m’entouraient.



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